Réparation du dommage corporel
Les enjeux de l’adoption d’une nomenclature obligatoire
Le 16 février 2010, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de loi visant à améliorer l’indemnisation des victimes de dommages corporels à la suite d’un accident de la circulation. Cette proposition du 5 novembre 2009 est aujourd’hui à l’examen devant le Sénat.
Une des dispositions de la proposition de loi, déposée par Guy Lefranc, député de l’Eure, attirera plus précisément notre attention : celle d’adoption, par décret, d’une nomenclature non limitative des postes de préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux en matière de dommage corporel.
Si dans le texte actuel, il est prévu de créer une commission ad hoc chargée de contribuer à établir cette nomenclature, les travaux parlementaires indiquent qu’il s’agit en réalité d’« officialiser » la nomenclature Dintilhac, très appliquée. La rendre obligatoire paraît opportun : en matière de réparation du préjudice corporel, où s’applique le principe de la réparation intégrale, elle a apporté de la clarté et de la visibilité, limité l’incertitude juridique et garanti plus d’équité.
Définir les postes de préjudice
Faire en sorte que la nomenclature qui sera adoptée en Conseil d’État soit claire et fiable est aussi nécessaire, puisque la juste imputation du recours des tiers payeurs ne peut s’effectuer que si les différents postes de préjudice sont définis avec précision.
Pour autant, l’analyse de la jurisprudence révèle que le contenu de certains postes de préjudice listés dans la nomenclature Dintilhac n’est nullement défini de manière certaine et incontestable. Il suffit d’observer les récentes décisions en matière de préjudice esthétique temporaire, de préjudice d’agrément et de déficit fonctionnel.
Lors de la rédaction de la nomenclature Dintilhac, un nouveau poste de préjudice extrapatrimonial autonome a été formalisé : le préjudice esthétique temporaire. Selon celle-ci, la reconnaissance de ce préjudice serait limitée à certaines hypothèses spécifiques et particulièrement graves, comme les grands brûlés ou les traumatisés de la face.
Cette interprétation ciblée a été retenue par certaines juridictions du fond, telles la cour d’appel d’Aix-en-Provence (arrêt du 12 novembre 2008, n° 08/15272) ou celle de Montpellier (arrêt 8 octobre 2008, n° 06/05537), qui ont refusé d’accorder une indemnité à ce titre. En l’espèce, les requérants faisaient valoir l’existence de cicatrices ou le déplacement avec des cannes anglaises. Or, les juges ont considéré que le préjudice esthétique subi avant consolidation dans ces espèces était indemnisé au titre des souffrances endurées et/ou du déficit fonctionnel.
D’autres, au contraire, n’ont pas entendu limiter l’existence de ce préjudice aux circonstances particulières rappelées ci-dessus et ont fait une application relativement extensive de la notion de préjudice esthétique temporaire, en indemnisant les victimes quelle que soit la gravité de leurs lésions et de leurs séquelles (Cass. civ. 2e, 28 mai 2009, n°08-16.829. 11 juin 2009, n°8-16.089. 19 nov. 2009, n°08-18.019. Cass. crim, 19 mai 2009, n°08-86.050 et 4 mai 2010, n°09-84.168, 2608).
En l’absence de décision de la Cour de cassation directement sur les contours de ce poste de préjudice, l’incertitude juridique demeure et le caractère fiable et indiscutable que devra nécessairement revêtir la nomenclature n’est pas encore atteint.
Les récentes décisions de la Cour de cassation sur le déficit fonctionnel laissent perplexe.
Le recours des tiers payeurs s’exerce par poste
Par ses récentes décisions, la 2e Chambre civile a retenu une conception des plus surprenantes quant à l’imputation de la rente accident du travail, méconnaissant totalement l’esprit et la lettre de la loi du 21 décembre 2006, prévoyant que le recours des tiers payeurs doit s’exercer poste par poste, sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu’elles ont pris en charge, à l’exclusion des préjudices à caractère personnel.
Dans son arrêt du 28 mai 2009, la Cour de cassation donne une définition du déficit fonctionnel permanent conforme à celle retenue par la nomenclature Dintilhac : « Les atteintes aux fonctions physiologiques, la perte de la qualité de vie et les troubles ressentis par la victime dans ses conditions d’existence personnelles, familiales et sociales ».
Toutefois, par son arrêt du 11 juin 2009, la Cour de cassation a considéré que la rente accident du travail indemnisait, d’une part, les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité et d’autre part, le déficit fonctionnel permanent tel que précédemment défini et qu’en l’absence de pertes de gains professionnels ou d’incidence professionnelle, cette rente indemnisait nécessairement le déficit fonctionnel permanent, pourtant poste de préjudice personnel (extrapatrimonial, selon la nomenclature Dintilhac). Allant encore plus loin, elle a considéré, dans son arrêt du 19 novembre 2009, que la rente accident du travail devait aussi s’imputer sur le déficit fonctionnel temporaire.
À retenir un tel objet de la rente accident du travail, les postes déficit fonctionnel devraient nécessairement être redéfinis dans le cadre de la nomenclature obligatoire, sauf à limiter considérablement le droit des victimes en permettant l’exercice du recours des tiers payeurs sur des postes personnels, en contradiction avec la loi du 21 décembre 2006.
Concernant enfin le préjudice d’agrément, par son arrêt du 28 mai 2009, la Cour de cassation a abandonné la définition large précédemment retenue en adoptant celle de la nomenclature Dintilhac : « Ce poste de préjudice vise exclusivement à réparer le préjudice d’agrément spécifique lié à l’impossibilité pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs ».
Cependant, les dommages se rattachant à la perte de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante, auparavant inclus dans le préjudice d’agrément, restent indemnisés au titre du déficit fonctionnel. Cette définition restrictive du préjudice d’agrément ne devrait ainsi pas être préjudiciable pour les victimes, ce que les arrêts précités des 11 juin et 19 novembre 2009 de la 2e Chambre civile, en permettant l’imputation de la rente accident du travail sur le déficit fonctionnel, viennent toutefois démentir.
L’adoption de la nomenclature Dintilhac résultait d’une volonté des pouvoirs publics, et de tous les acteurs de la réparation du préjudice corporel, de « favoriser l’harmonisation des critères d’indemnisation ». L’élaboration d’une nomenclature donnant une définition homogène et incontestée des différents postes de préjudices indemnisables participait de cet objectif. La nomenclature adoptée par le groupe de travail avait d’ailleurs été unanimement approuvée.
Une nomenclature évolutive
La pratique qui y est liée nous enseigne que le caractère incontestable et prévisible des postes de préjudice qu’elle contient n’est toutefois pas atteint pour tous ces postes.
L’élaboration de la nomenclature par une commission ad hoc, prévue dans la proposition de loi, ne saurait ainsi être un simple copier-coller de la nomenclature Dintilhac. Au contraire, l’adoption de cette nomenclature doit être l’occasion d’améliorer la nomenclature Dintilhac en intégrant, voire en corrigeant les derniers principes dégagés par la jurisprudence. Le groupe de travail dirigé par le président Dintilhac avait, au demeurant, lui-même noté qu’il serait souhaitable que la nomenclature puisse évoluer.
Préjudice d’agrément: de droit commun, ou visé par le code de la sécurité sociale?
– Dans deux arrêts du 8 avril 2010 (n° 09-14.047 et 09-11.634), la 2e Chambre civile est revenue à sa définition du préjudice d’agrément antérieure à l’adoption de la nomenclature Dintilhac : « au sens de l’article L.452-3 du code de la sécurité sociale, le préjudice d’agrément est celui qui résulte des troubles ressentis dans les conditions d’existence ». En reprenant cette conception large, la Cour soustrait ainsi du recours des tiers payeurs des indemnités qui, en application de la nomenclature Dintilhac, devraient être incluses dans le déficit fonctionnel. Mais ces deux arrêts concernent uniquement le préjudice d’agrément visé par le code de la sécurité sociale (accident du travail) et non le préjudice d’agrément de droit commun. En moins d’un an, le préjudice d’agrément a ainsi fait l’objet de deux revirements de la Cour de cassation, ses contours sont donc loin d’être établis avec certitude.
Article paru dans L’argus de l’assurance, Juin 2010